piihecs

Forum de la section presse information de l'IHECS (Institut des Hautes Etudes des Communications Sociales)

12 février 2007

Entretien avec Paul Delmotte

"L’idéal serait de retrouver des solidarités au-delà des ethnies, au-delà des religions, au-delà des frontières. C’est un vaste programme!"
.
(Ben Heine © Cartoons)

Paul Delmotte est politologue, spécialisé sur les problèmes du monde arabe, Professeur de politique internationale à l’Institut des Hautes Études des Communications Sociales (IHECS) et membre de l’Association Belgo-Palestinienne (ABP).

Selon vous, le journal Charlie Hebdo a –t’il bien fait d’exploiter les 12 caricatures de Mahomet publiées quelques semaines plus tôt dans le Jyllands Posten?

Personnellement, je suis très critique vis à vis de l’attitude de Charlie hebdo, qui a manifestement réalisé là une opération commerciale. Une opération commerciale qu’il a justifiée au nom de la liberté d’expression. Mais on sait que le problème des caricatures ne se limite pas à la question de la liberté d’expression.

J’ai déjà eu l’occasion de rencontrer Philippe Val, le rédacteur en chef de Charlie Hebdo. J’ai pu remarquer chez lui une attitude extrêmement méprisante vis-à-vis de l’islamisme et de l’islam. Par rapport à la guerre civile en Algérie dans les années ‘90, j’ai aussi constaté que M. Val se rangeait complètement du côté de la junte militaire.

Il y a un anti-islamisme primaire chez M. Val qui, a mon avis, a joué dans la publication de ces caricatures, mais je pense que l’aspect commercial a également joué. C’est du moins mon opinion.

Pensez-vous qu’il existe des limites à la liberté d’expression ? Si oui, quelles sont les frontières à ne pas dépasser ?

Quand on analyse le problème des caricatures, il ne faut pas se braquer sur la liberté d’expression, parce que si l’on voit tout en terme de liberté d’expression, on ne se permet que d’écouter un seul camp, c'est-à-dire le camp occidental, qui a perçu toute cette crise à travers le prisme de la liberté d’expression.

Pour les musulmans (je vais généraliser, mais précisons bien que tous les musulmans n’ont pas réagi de la même façon, d’ailleurs seulement une minorité d’entre eux a manifesté, contrairement à ce qu’ont voulu nous faire croire les médias occidentaux), il y avait surtout le reproche de voir leur religion assimilée au terrorisme, à travers la personne du prophète Mahomet. Il s’agissait donc pour eux de protester contre cet amalgame, ce qui a été interprété, de l’autre côté, comme une atteinte à la liberté d’expression.

Je crois donc qu’il y a surtout eu un énorme malentendu, un malentendu qui ne fait que se poursuivre et empirer. On l’a vu avec l’épisode de Benoît XVI. On le voit aussi, en partie, dans ce qui se passe maintenant avec l’Iran. Par rapport aux déclarations du président iranien sur le génocide juif, je crois qu’il y a un malentendu et une surdité réciproque qui s’aggravent.

Selon vous, y-a-t’il une seule liberté d'expression, ou en existe-t’il plusieurs ? (En fonction des différentes cultures d’un pays à l’autre)

Je crois que la plupart des personnes qui ont protesté contre les caricatures n’en étaient pas moins partisanes de la liberté d’expression. Elles étaient contre le droit à l’injure, car cette publication a été perçue comme une insulte. C’est une première chose.

D’un autre côté, il est assez amusant de voir où les manifestations ont eu lieu et qui les a soit organisées, soit menées. Je prends pour exemple la Syrie qui est un pays réputé pour sa chasse aux islamistes. On se rappelle la manière dont le régime Assad a massacré, en 1982, plus de 20.000 Frères musulmans dans la ville de Hama[1]. Ce sont donc des régimes considérés comme laïcs qui ont voulu se refaire une virginité en matière de fidélité à l’Islam.

Un autre élément important : Dans les territoires palestiniens, on a aussi vu de nombreuses manifestations contre les caricatures, ce n’était pas les gens du Hamas qui manifestaient, mais les gens du Fatah. Donc, vous voyez, tout cela a été largement manipulé aussi.

Que pensez-vous du concours de dessin sur l’Holocauste organisé par le quotidien iranien Hamshari en réponse aux caricatures du prophète Mahomet publiées dans divers quotidiens européens ?

Je comprends fort bien que pour tout occidental, c’est inacceptable, c’est un scandale, c’est une provocation. C’est une provocation qui dans l’esprit de M. Ahmadinejad visait à riposter à l’affaire des caricatures de Mahomet.

Ce faisant, comme il avait sûrement perçu, comme de nombreux autres musulmans, qu’il y avait raillerie dans les caricatures danoises, je suppose que M. Ahmadinejad a voulu organiser une grande moquerie par rapport à ce qu’il appelle un « mythe occidental » qui est la mémoire de l’Holocauste, la mémoire de la Shoah.

Je le déplore évidemment, ce que je veux dire, c’est que ça ne suffit pas de le déplorer. Peu importe la personnalité d’Ahmadinejad. Ce qui importe de savoir, c’est pourquoi de telles petites phrases lancées par le président iranien sur le génocide et sur Israël, pourquoi la conférence négationniste de Téhéran et les autres initiatives d’Ahmadinejad ont-elles un tel écho et lui fournissent une popularité relative dans la région ? Même si, il faut insister là dessus, vous avez aussi eu des manifestations étudiantes en Iran pour dénoncer les initiatives d’Ahmadinejad.

Ce qui prouve que l’on peut retourner le portrait d’Ahmadinejad publiquement en Iran, sans se faire arrêter pour autant, puisqu’il n’y a eu aucune arrestation.

Pensez-vous que le dessin est une force politique qui peut faire changer le comportement des gens ?

Oui, je pense que le dessin est-il une force politique qui peut changer le comportement des gens. J’apprécie beaucoup les dessins politiques. Il y en a qui sont vraiment remarquables.

D’un autre côté, tout dépend de qui les dessine. Il est évident que tout le monde peut faire un dessin politique. Quand une caricature a du succès, on devrait chaque fois se demander pourquoi elle a du succès.

Qu’est-ce qui déclenche l’amusement, qu’est-ce qui déclenche le rire chez ceux qui les voient en Occident ? Sur quelles fibres jouent ces dessins ? Il y a évidemment une variété de réponses.

Comme vous avez consacré une grande partie de votre vie à l’étude des questions proche et moyen orientales, et en tant que membre de l’association belgo-palestinienne, que proposeriez-vous pour rapprocher les cultures ?

Il y a plusieurs niveaux d’action. Je vais les énumérer sans ordre de priorité :

- Un premier niveau d’action qui me semble très important est de faire comprendre aux Occidentaux en quoi leur vision du monde arabo-musulman est souvent déformée et en quoi elle est en train de se déformer encore plus.

- Un autre niveau d’action, plus directement politique celui là, serait que la « communauté internationale » (j’utilise ce terme toujours avec des pincettes), disons l’Occident, prenne enfin des mesures et tienne un discours qui ferait en sorte qu’il ne soit plus considéré au Proche Orient comme pratiquant la politique des deux poids deux mesures.

- Un troisième niveau d’action serait de cesser d’ethniciser le conflit, d’en faire un conflit entre ethnies ou entre religions, et de montrer qu’il s’agit en fait d’un conflit d’intérêts et d’un conflit Nord-Sud.

L’idéal serait de retrouver des solidarités au-delà des ethnies, au-delà des religions, au-delà des frontières. C’est un vaste programme! Je ne préjuge pas de son succès. Il est plus que temps de s’y mettre.
-------------------------------------------

--> Propos recueillis par Benjamin Heine, Etudiant en Presse-Info à l’IHECS
[1] Hama est une ville se trouvant en Syrie, théâtre de violents affrontements entre les Frères musulmans, les nationalistes arabes du Baath irakien, la gauche syrienne et l'armée Syrienne de Hafez el-Assad en février 1982. En 1980, un Frère musulman tente d’assassiner le président syrien Hafez el-Assad. Plusieurs imams sont alors arrêtés par le clan alaouite. Le 2 février 1982, sous la conduite de 150 officiers sunnites, la ville de Hama se révolte. Assad réagit violemment en donnant l’ordre d’assiéger la ville et de la bombarder à l’artillerie lourde. Un tiers de la ville - comptant de nombreux joyaux architecturaux – sera détruit et entre 10 et 25 000 civils seront tués pendant les 27 jours de siège sans que la communauté internationale ou l'opinion publique mondiale ne réagissent. (Source : Wikipédia)

Libellés : , , , , , , ,