avec toutes les nuances nécessaires
par le truchement de la caricature"
Entretien avec Joël Saucin
Joël Saucin est professeur à l'Institut des Hautes Études des Communications Sociales (IHECS), Docteur en communication (UCL), Maître en management (ULB) et analyste jungien (Institut international Charles Baudouin).
Je dirais que toute personne, tout village, toute région, toute population, voire toute civilisation connaît des tabous et que dès lors, pour de multiples raisons, ce qui peut paraître totalement anodin dans le chef d’un grand nombre, peut être considéré comme une attaque dans le chef de certains. Pourquoi ? Parce que ça fait référence à un tabou. On ne connaît pas, en plus, nécessairement tous les tabous du monde et encore moins ce qui relève du tabou pour tout un chacun.
D’ailleurs, il est très difficile de tenir compte de ce qui est de l’ordre du tabou dans le chef de certains. S’il fallait limiter la liberté d’expression aux susceptibilités de tout un chacun, on n’aurait plus d’expression possible.
Maintenant, certaines communications ou certains dessins sont clairement des provocations, des manifestations d’antagonismes ou voulus comme étant blessants. Ce n’est jamais très agréable d’être blessé. Je pense que ceux qui manifestent des propos xénophobes, racistes, anti-religieux, anti-politiques, bref anti-tout, savent très bien qu’ils blesseront. Donc je ne trouve pas cela fort intéressant, dans le respect de l’autre. Néanmoins, je reste un fervent partisan de la liberté d’expression.
- Selon vous, y-a-t’il une seule liberté d'expression, ou en existe-t’il plusieurs ? (En fonction des différentes cultures d’un pays à l’autre)
Il existe de multiples libertés d’expression puisqu’on exerce chacun son autocensure, liée a ses propres tabous.
Je vais prendre un exemple qui a l’air de prime abord relativement anodin : dans les contes berbères, il est fait référence au dieu de la pluie. Aujourd’hui, les conteuses berbères évitent d’évoquer le dieu de la pluie et parleront plutôt du Maître de la pluie pour éviter de choquer les musulmans dont ils font maintenant partie, puisque dans la foi musulmane il y a un seul et unique Dieu. Il n’est donc pas possible d’avoir des dieux de la pluie, du vent, du tonnerre…
Voilà un exemple où effectivement un tabou de nature religieuse vient interférer sur l’expression libre des conteuses. On sait pourtant bien que les contes ne sont pas de natures politique, économique ou sociale, puisque ce sont avant tout des expressions, des communications de la sagesse intérieure.
- Que pensez-vous du concours de dessin sur l’Holocauste organisé par le quotidien iranien Hamshari en réponse aux caricatures du prophète Mahomet publiées dans divers quotidiens européens ?
Je suis partisan de la liberté d’expression. Mais il faut bien se rendre compte qu’en cette matière, le gouvernement iranien a estimé que les caricatures relatives à Mahomet étaient de la provocation et y a répondu par une autre provocation, en l’occurrence une provocation qui ne pouvait que manifester du mécontentement dans le chef du gouvernement israélien.
En général, la classe politique a tendance à écouter l’avis de la majorité, ce qu’on appelle souvent la majorité silencieuse ou l’opinion publique. La classe politique va presque toujours dans le sens du vent.
De temps à autres, de grands hommes politiques ont été à même d’aller en sens contraire, mais c’est relativement rare. J’en veux pour preuve la controverse autour de la politique fiction diffusée mercredi 13 décembre sur la RTBF. Les dirigeants de la classe politique, tant au niveau de la Communauté Française qu’au niveau de la Communauté Flamande, étaient au courant de cette émission, soit parce qu’ils y participaient eux mêmes, soit parce qu’ils avaient été prévenus par leur cabinet. Quand ils se sont rendus compte qu’un certain nombre de téléspectateurs avaient été choqués par cette fiction, soudain ils se sont mis à hurler avec les loups.
Pour moi, c’est assez représentatif de ce que peut faire la classe politique dans le pire sens du terme. Pourtant je ne condamnerai jamais cette classe politique car j’ai beaucoup de respect pour les hommes politiques qui s’engagent, qui consacrent du temps, et qui font en sorte que nos démocraties puissent avancer et s’améliorer. Mais il y a des dérapages qui ne sont pas toujours liés aux journalistes ou à l’information.
- Avez-vous des exemples concrets d’influence de dessin politique ou humoristique sur les gens. Les BD, par exemple ont-elles un certain rôle bénéfique ?
Il y a un certain nombre de caricatures qui ont influencé positivement, je pense, la population. Exemple : Dans les années ’60, Hara-Kiri et Charlie Hebdo produisaient un certain nombre de caricatures qui étaient relativement proches de celles sur Mahomet, c'est-à-dire qui avaient un caractère provocateur.
Je me souviens entre autre d’une caricature représentant l’arrière de la croix de Jésus où il était écrit en dessous : «La face cachée du Christ » C’était une caricature de Charlie Hebdo. Je pense même que cela avait suscité une censure du journal.
Ce qui est reproché aujourd’hui en 2005-2006 au niveau de la religion musulmane a connu aussi certains mêmes mouvements de mauvaise humeur au niveau de la religion chrétienne.
Finalement, 30 ou 40 ans, ce n’est pas grand-chose sur l’échelle du temps. Je pense que néanmoins, ce genre de caricatures fait œuvre utile au niveau de l’opinion publique. Cela supprime quelques œillères et permet d’être plus tolérant et plus ouvert.
Les deux à la fois. Le rire, en ces matières, permet de dépasser certains clivages, d’aller au-delà. Il permet de faire passer des idées et les dessins seront plus facilement acceptés si ils suscitent en même temps le rire. Malgré le rire, cela permet quand même de réfléchir. C’est la force de la caricature, je trouve.
- Êtes-vous favorable à des journaux entièrement dessinés ?
Oui, je suis favorable à cela. D’ailleurs cela a été une tendance qui était fort développée fin des années ‘60, début des années ’70. A un moment donné, l’un des rêves de René Goscinny [1], qu’il n’a pu pousser jusqu’au bout, était de transformer le journal Pilote en un journal d’information, par le biais de la bande dessinée.
Et bizarrement, ce sont les dessinateurs les plus progressistes de la rédaction qui, en ’68, ont reproché à ce même Goscinny, devenu rédacteur en chef du journal, de ne pas aller suffisamment loin et qui lui ont fait un procès d’intention en disant qu’il était rétrograde, ce qu’il n’était pas.
Cela a permis à ces mêmes dessinateurs de créer d’autres organes qui essayaient d’être des organes de presse en même temps, je pense à l’Echo des Savanes et à Fluide Glacial entre autres. Charlie Hebdo a essayé aussi. Mais ces publications n’ont jamais réussit à atteindre l’information pure.
Comme tous les médias, la BD ou la caricature a ses spécificités. Il est difficile par exemple de développer des idées avec toutes les nuances nécessaires par le truchement de la caricature.
La caricature s’enferme généralement dans un seul type de dessin, à la mode de Pierre Kroll dans Télé Moustique par exemple. Elle est relativement limitée. Néanmoins, lorsque c’est bien fait, ça donne à réfléchir.
--> Propos recueillis et illustrés par Benjamin Heine, étudiant en Presse-Info à l’IHECS
Libellés : Caricature, Cartoon, Ihecs, Interview, Joël Saucin, Liberté d'expression
0 Comments:
Enregistrer un commentaire
<< Home