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Forum de la section presse information de l'IHECS (Institut des Hautes Etudes des Communications Sociales)

17 avril 2007

Jazz et Jihad :
Le discours de la solidarité
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Discours prononcé par Gilad Atzmon à Denver, Colorado (Etats-Unis), le 13 avril 2007
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Mesdames et Messieurs,

Pendant de longues années, j’ai considéré l’Amérique comme ma terre promise. Comme jeune musicien de jazz, j’étais fermement convaincu que je finirais par vivre à New York. Ma Jérusalem, c’était Downtown Manhattan et bien sûr, mes Saintes Écritures, c’était les vieux vinyles de Blue Note et mes rabbins s’appelaient Coltrane, Bird, Miles, Duke, Dizzy, Bill Evans et il y en avait naturellement beaucoup d’autres. J’ai été convaincu de cette réalité pendant un moment et de fait, ça m’a pris du temps pour comprendre que le jazz, c’était beaucoup plus que simplement de la musique. Ça m’a pris du temps pour saisir que le jazz, c’était autre chose, que c’était une forme de résistance. Désormais, je considère que le jazz n’est pas différent du Jihad, et donc jouer du jazz, c’est mon Jihad personnel. Je crois comprendre commencent déjà à penser que je suis un nostalgique, certains pourront même penser que je suis un parfait naïf ou juste un pauvre fou. Je réalise que “les choses ont change”, qu’elles ont changé autant pour vous que pour moi. Je réalise que le jazz n’est plus tout à fait une forme de résistance. Laissez-moi vous préciser que l’Amérique n’est plus non plus ma terre promise. De fait, alors que j’écrivais ce discours, je n’étais même pas sûr que serais autorisé à entrer dans votre pays. De même que le jazz, la musique classique de l’Amérique, a été un appel à la liberté et ne l’est plus, l’Amérique n’est plus un lieu de liberté. Je dis souvent qu’avant de libérer les autres, le people américain devrait d’abord se libérer lui-même. Je suis sûr que tôt ou tard, il le fera.

Iraq, Afghanistan et Palestine


J’ai récemment participé à plusieurs débats publics sur le dénominateur commun entre la Palestine, l’Irak et l’Afghanistan. J’ai la joie de vous signaler que l’on peut noter que de plus en plus de gens admettent désormais franchement ce que certains d’entre nous ont réalisé depuis des années. Les Palestiniens, les Irakiens et les Afghans sont en train de payer au prix fort le tournant sionocentrique qui a été pris dans le circuit des décideurs anglo-américains. Apparemment, l’Irak, l’Afghanistan et la Palestine ne sont que l’apéritif d’un festin interminable. Les siocons ont un gros appétit à satisfaire. Les mêmes lobbys qui ont conduit l’Amérique à cette désastreuse invasion de l’Irak et de l’Afghanistan sont maintenant en train de faire tout leur possible pour pousser l’Amérique à intervenir en Iran et en Syrie Pour les rares personnes qui ne l’ont pas encore réalisé, l’Amérique a opéré officiellement comme une force missionée par Israël. Elle combat actuellement les dernières poches souveraines de résistance musulmane.

Assez souvent, le vrai objectif des lobbys sionistes demeure caché. Ils disent vouloir promouvoir de vertueuses alternatives humanitaires totalement bidon. L’ American Jewish Committee (AJC), par exemple, est en train de mener un lobbying agressif contre les violations des droits humains en Iran et au Darfour. Comme les questions de droits humains sont très chères à mon cœur, j’en suis venu à me demander si les organisations juives ne devraient pas plutôt se concentrer sur les crimes de guerre colossaux qui se répètent jour après jour en Palestine, du fait d’Israël. De temps à autre, nous lisons que l’AIPAC établit ue équivalence entre l’Iran et la Syrie et l’Allemagne nazie. Mais il faudrait rappeler aux lobbyistes sioniste qu’en fait, il se trouve que c’est aujourd’hui Israël, « l’État pour les seuls juifs » qui est le seul et unique vestige du nationalisme raciste.

Il y a trois semaines, la Palestine Chronicle a réalisé un sondage en ligne. La question posée était : »Est-ce que le lobby israélien contrôle la politique US au Moyen-Orient ? » Inutile de préciser que personne n’aurait osé poser une telle question il y a seulement cinq ans. Maintenant cette question est posée de manière répétée et il semble que els gens n’ont plus peur de dire ce qu’ils pensent vraiment. 80% ont répondu “Oui”, 15% ont dit “Non” et 4% ne savaient pas. Ces résultats nous montrent une réalité que beaucoup d’entre nous ne veulent pas voir. La grande majorité des Palestiniens anglophones, des militants de la solidarité avec la Palestine et des militants anti-guerre sont désormais prêts à admettre que le lobby israélien contrôle la politique US au Moyen-Orient. Nous sommes prêts à admettre le fait que l’Amérique opère comme une force missionnée par Israël. L’Amérique s’aligne sur les intérêts d’Israël et sacrifie ses fils et filles pour maintenir l’hégémonie régionale d’Israël.

Mais ici je voudrais rebondir. Je n’ai pas l’intention de vous parler de l’Amérique sionisée. Je veux croire que la majorité des supporters de la Palestine et des militants anti-guerre dans cette salle en savent plus là-dessus que moi. Non, je voudrais essayer de porter la discussion plus loin. Je voudrais développer la notion de solidarité et d’empathie.

Ceux qui sont familiarisés avec mes écrits savent que je ne suis pas exactement un spécialiste de science politique. La politique ne m’intéresse pas et encore moins les politiciens, qui, de manière générale, ne suscitent en moi qu’une forte répulsion.

Plus que la politique per se, c’est l’humanité et la notion d’humanisme qui m’intéressent. Je me demande souvent ce qu’implique le fait d’être au monde. Et il vaut mieux le reconnaître : je suis sidéré de constater qu’en tant que société, que groupe d’individus, nous avons réussi à échouer continuellement dans l’action pour les peuples d’Irak, de Palestine et d’Afghanistan. Je pense que ce véritable échec collectif lance en soi un message alarmant. Et plutôt que de me pencher sur les crimes commis par Blair, Bush et les siocons, je me suis progressivement intéressé à l’apathie générale des occidentaux. Pour être plus précis, je dirais que le dénominateur commun entre l’Irak, la Palestine et l’Afghanistan est notre indifférence collective face à un crime commis en notre nom.

Comme certains d’entre nous s’en souviennent peut-être, dans les jours précédant la maudite invasion illégale de l’Irak, le mouvement anti-guerre avait réussi à mobiliser des millions de gens pour protester. On les a vus dans toutes les capitales. Ils appelaient Bush et Blair a arrêter leurs plans militaires. Des millions de gens remettaient en cause les écoeurants bobards diffusés par les services de renseignement anglo-américains. Nous pouvions tous percer à jour les mensonges, nous pouvions prévoir le crime qui se préparait, nous étions indignés et nous étions convaincus de faire la bonne chose à faire. Et voilà que bizarrement, quatre ans plus tard, après des centaines de milliers de morts, des millions de blesses, des millions de personnes déplacées, alors qu’il est clair que les choses se sont passées aussi mal que possible, alors qu’il est établi que “le danger des armes de destruction massives irakiennes” n’était qu’un mensonge,, il n’y a plus beaucoup de gens qui se soucient encore de cela. Maintenant que la terrible prophétie d’un génocide sans fin devient réalité, nous sombrons collectivement dans l’apathie. Quelle est la raison de cette indifférence collective, pourquoi avons-nous perdu de l’intérêt ? Pourquoi ne combattons-nous pas ? Pourquoi ne sommes-nous pas un mouvement de masse ?

Je ne suis pas sûr de pouvoir fournir les bonnes réponses à ces questions mais je suis peut-être en mesure d’éclairer un peu cette question..

Clash culturel

J’incline à penser que la notion de clash culturel a de fait un sens profond, en particulier pour ce qui concerne le discours de la solidarité. Naturellement, nous avons tendance à attendre de ceux qui sont l’objet de notre solidarité qu’ils adoptent nos vues et laissent tomber les leurs. Tout comme Blair et Bush insistent dans leur volonté affichée de démocratiser le monde musulman, nous, les soi-disant humanistes de gauche, avons nos propres agendas divers pour la région et ses peuples. En Europe certains marxistes archaïques sont convaincus que la “politique de la classe ouvrière” offre la seule perspective et la seule solution viable au conflit. D’autres socialistes et égalitaires naïfs parlent de libérer les musulmans de leurs caractéristiques religieuses. Les cosmopolites à l’intérieur du mouvement de solidarité suggèreraient plutôt, quant à eux, aux Palestiniens que le nationalisme et l’identité nationale sont choses du passé très nettement, beaucoup d’entre nous, beaucoup d’entre nous aiment les Arabes et les musulmans tant qu’ils agissent comme des Européens blancs d’après les Lumières. En d’autres termes, nous aimons les musulmans pourvu qu’ils arrêtent d ‘être musulmans.

Pour ceux qui ne l’auraient pas compris, je pourrais aussi mentionner que la “politique de la classe ouvrière” n’a rien à voir avec la Palestine, l’Irak ou l’Afghanistan. Pour ceux qui ne veulent pas voir la vérité évidente, je peux aussi rappeler que la révolution industrielle n’est jamais arrivée à Gaza. En outre, la victoire nationale du Hamas aux élections démontre indubitablement que les Palestiniens ne sont pas exactement sur le point d’abandonner l’Islam. Le million de Chiites qui ont protesté lundi dernier à Najaf n’étaient pas exactement des Arabes laïcs.

Il est crucial de rappeler que la lutte palestinienne est une lutte nationale. Le million de Chiites irakiens qu manifestaient à l’appel de Muqtada Al Sadr lundi dernier brûlaient démonstrativement des drapeaux Us tout en brandissaient leurs propres drapeaux irakiens aussi haut que possible. En d’autres termes, nous avons de bonnes raisons de croire qu’ils sont susceptibles d’avoir une vision nationaliste consistante et authentique de leur conflit et de sa résolution. Encore une fois, attendre des Palestiniens qu’ils deviennent laïcs, cosmopolites et adeptes de l’idéologie de la classe ouvrière, c’est demander aux Arabes et aux musulmans d’agir comme des marxistes européens. Cela n’a rien à voir avec la solidarité; ce n’est rien d’autre qu’une projection. Nous projetons sur les autres notre propre vision du monde solipsiste [solipsisme : attitude du sujet pensant pour qui sa conscience propre est l'unique réalité, les autres consciences, le monde extérieur n'étant que des représentations, NdT].

Militantisme autocentré

Dans la terminologie lacanienne, l’amour, c’est s’aimer soi-même à travers l’autre. En gros, notre notion de la solidarité n’est pas très différente : nous courons en permanence le risque d’exercer une solidarité avec nous-mêmes via les souffrances des Palestiniens et des Irakiens. Nous risquons d’utiliser les Palestiniens et les Irakiens pour démontrer notre propre grandeur. Comme alternative, je suggèrerais que soutenir l’autre signifie accepter l’altérité, d’accepter ce que vous ne pourrez peut-être jamais comprendre. Accepter l’altérité, c’est laisser entrer ce qui n’est ni connu ni familier. Soutenir la Palestine, c’est soutenir le Hamas et soutenir l’Irak, c’est appuyer la résistance et la lutte de libération irakiennes. Pour le dire simplement, manifester de la solidarité, c’est soutenir et accepter d’autres peuples et leur volonté.

Mais quelque part, au lieu de se contenter de cela, dans la plupart des cas, nous arrivons à transformer l’objet de notre solidarité en fétiche. Nous-mêmes faisons preuve d’indulgence vis-à-vis d’idéologies de paix aux dépens de la souffrance d’autres peuples. Nous instrumentalisons les larmes de l’autre comme réassurance de notre propre bonté. Cela peut expliquer pourquoi nombre d’entre nous ont perdu tout intérêt pour l’Irak et la Palestine. Si tout ce qui nous intéresse, c’est de faire l’amour avec nous-mêmes, l’Irak, la Palestine, l’Afghanistan, l’Iran et la Syrie peuvent aisément être remplacés par d’autres prétextes. Sinon, nous pouvons continuer comme ça, à nous montrer un coup dans des manifestations de masse pour retomber dans l’apathie pendant une décennie ou presque.

Nous nous accommodons de cela

Pourquoi nous sommes-nous dissous dans l’apathie ? Parce que nous nous accommodons de cet état de fait. Juridiquement parlant, l’Amérique et la Grande-Bretagne sont responsables du carnage colossal en Irak. Si l’on prend en considération que , l’Amérique et la Grande-Bretagne sont des démocraties et si l’on ajoute le fait embarrassant que les peuples de ces deux « grandes démocraties » ont réélu des criminels de guerre, il ne nous reste pas d’autre choix qu d’admettre une culpabilité collective. Dans une certaine mesure, chaque citoyen usaméricain et britannique est responsable des crimes commis en Irak, en Palestine, au Liban et en Afghanistan. Mais cet état de criminalité ne veut pas dire grand-chose pour la plupart d’entre nous. Les Usaméricains et les Britanniques, jusqu’à nouvel ordre, se sont tout simplement accommodés de cela.

L’Amérique a perdu 3000 de ses fils et filles dans la guerre d’Irak. Pour autant que je sois désolé pour ceux qui ont perdu les leurs, force est de constater que pour une superpuissance de la taille de l’Amérique, de telles pertes sont négligeables. En comparaison, l’Amérique a perdu à peu après autant de combattants en quelques jours, le Jour J (le 6 juin 1944). Dans la guerre moderne, les superpuissances ont principalement engagés dans la tuerie de civils innocents à distance. L’Amérique ne risqué pas ses soldats. Elle ne fournit pas la moindre sécurité élémentaire à l’Irak et à l’Afghanistan occupés. Apparemment, les généraux américains que cela coûterait des vies à leurs troupes. Comment les Américains ont-ils pu échouer à fournir de la sécurité ? Ils s’en sont tout simplement accommodés. Pourquoi plongeons-nous dans l’apathie ? Plus ou moins pour les mêmes raisons : nous nous accommodons.

Un pont de trop

Alors que j’approche de la fin de mon discours, je pourrais conclure que demander à des Occidentaux de soutenir les musulmans et le Jihad, c’est probablement trop leur demander. L’Occidental typique ne sait pas comment jeter un pont au-dessus du gouffre qui sépare le “matérialisme” du “Jihad” ou “l’amour de soi” et le “martyre”. Nous considérons généralement nos propres vies comme un cadeau précieux d’une valeur inestimable. Nous sommes soumis à la notion, issue des Lumières, d’individualité et d’individualisme. Succombant au rationalisme orthodoxe , nous croyons au pouvoir suprême de la raison. Nous adorons la science et admirons la technologie. Les gadgets électroniques éveillent notre libido.

Apparemment, l’esprit et la beauté n’ont de sens pour nous que s’ils sont rattachés à un bien matériel. Dans notre réalité américanisée, existence rime avec valeur marchande. Et pourtant, l’esprit de résistance et la beauté sont d’une valeur inestimable. Je voudrais suggérer que nous nous ne serons pas capables de comprendre ce que la lutte palestinienne et irakienne signifie pour leurs peuples tant que nous ne nous libèrerons pas de notre étroite vision matérielle de la réalité. Nous ne pourrons pas comprendre des gens qui sacrifient leur bien suprême (leur vie, NdT) si nous ne reconnaissons pas qu’il y a plus dans la vie que juste la vie. Nous ne pourrons jamais comprendre l’insurrection irakienne et la lutte de libération palestinienne tant que nous chercherons pas à comprendre ce que le sol peut signifier pour des gens qui refusent de se soûler au Coca-Cola.

La recherche d’un sens à la solidarité est une affaire personnelle. Je crois que le sens de la solidarité est sans doute une notion très dynamique. Je commence à me rendre compte que, dans l’état actuel des choses, la gauche, qui a été plutôt efficace dans l’organisation de campagnes anti-impériales pendant des années, ne peut peut-être rien apporter à la Palestine, l’Afghanistan et à L’Irak. La gauche étant une perspective rationnelle, qui a suivi les Lumières, a un problème à régler avec l’Islam et al dévotion religieuse. J’espère me tromper. Je peux distinguer quelques îlots isolés de penseurs dialectiques de gauche qui semblent disposes à reconnaître que la résistance musulmane peut aussi véhiculer une vision alternative de la réalité et de la résistance.

Je peux parler pour moi-même. Pour moi, le Jihad et le jazz sont des formes très similaires d’engagement. Pour moi, la génération d’Américains noirs qui ont tout sacrifié pour l cause de la beauté et de la résistance étaient en fait engagés dans une guerre sainte. Pour moi ce sont Bird, Max Roach, Dizzy, Coltrane et les autres qui ont su aller loin au-delà du rêve américain matérialiste et mecantiliste. Le jazz était leur voix de la liberté. Le jazz était leur appel au changement. Le jazz était une idéologie, un état d’esprit, une manière de vivre et aussi de mourir. Être un musicien de jazz, c’est combattre pour la beauté, c’est créer et recréer, construire et déconstruire, poser des questions tout en sachant qu les réponses peuvent ne pas être disponibles pendant un moment. Jouer du jazz, c’est se perdre délibérément. Jouer du jazz, c’est laisser son ego derrière soi.

Ce discours a été tenu le 13 avril à l’Université de Denver, Colorado, lors d’un événement organisé par Front Range Coalition. Argusfest Film, Aspen et Denver Activists.

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--> Ce texte a initialement été publié sur peacepalestine et Tlaxcala.

--> Le discours a été traduit de l’anglais par Fausto Giudice, membre de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique.

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