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Forum de la section presse information de l'IHECS (Institut des Hautes Etudes des Communications Sociales)

09 mai 2007

Tony Blair, le Fils Spirituel
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(Ben Heine © Cartoons)

Tony Blair… et l’ombre du père

Par Eric de Beukelaer, prêtre

Un Wonder Boy dans le bourbier irakien

« N’appelez personne votre ‘père’ sur la terre : car vous n’en avez qu’un, le Père céleste ». (Matthieu 23, 9) Cette exhortation du Christ rappelle que, si nécessaire soit-elle, toute paternité humaine – celle du géniteur, du chef, de l’ancien, du modèle,… – est de l’ordre des moyens. Son influence se doit donc d’être circonscrite. Un seul Etre nous engendre pleinement au sens spirituel du terme : le Père céleste.

Pareil message vaut aussi pour les grands de ce monde. Le mandat de Tony Blair est à cet égard riche d’enseignements. Avec la sortie de scène du fondateur du New Labour, le Royaume-Uni perd sans doute son premier ministre le plus doué depuis Winston Churchill. Aussi brillant orateur que l’homme au cigare, aussi redoutable propagandiste, aussi inclassable, aussi ambitieux, aussi moderne dans son amour de la tradition, aussi courageux dans l’adversité, … aussi fidèle dans ses alliances. Tony Blair fut même un Premier Ministre plus professionnel que son prestigieux prédécesseur, qui – lui – était plutôt un génial touche-à-tout.

Face à tant de talent, l’observateur reste avec une énigme : Quelle mouche a piqué ce Wonder Boy pour qu’il se lance tête baissée dans l’aventure irakienne ? Tant d’experts avaient averti que Bagdad était la boîte de Pandore et que celui qui ferait sauter son couvercle risquait la guerre civile. Comment comprendre que cet avocat d’une nouvelle gauche européenne se soit fait le plus solide soutien de la politique étrangère de la nouvelle droite américaine ? Comment expliquer que ce chrétien convaincu soit passé outre la désapprobation de tant de leaders religieux en ce compris le vieux pape polonais ? Une parcelle d’explication de tout ceci pourrait bien se trouver du côté de l’ombre du père de la patrie.

Churchill, l’Anglo-américain

Anthony Eden – Ministre des Affaires étrangères au cours de la seconde guerre mondiale – croyait en l’alliance française pour piloter l’Europe après la libération. Devenu Premier Ministre en 1955, il mit cette politique en œuvre en envoyant des troupes anglo-françaises occuper le Canal de Suez. Ce fut sa perte. L’Amérique et l’URSS avaient décrété que l’impérialisme européen avait vécu. Ils firent pression pour arrêter l’aventure et Eden quitta la scène politique.

Churchill pensait autrement. Après la guerre, le tombeur d’Hitler aurait pu devenir le leader de l’Europe libérée. Il n’en fut rien. Celui qui était tout à la fois petit-fils du 7e duc de Marlborough et petit-fils du self-made man américain Léonard Jérome, préféra le rôle moins glorieux de fidèle lieutenant des Etats-Unis. En effet, un des « dogmes churchillien » était sa foi indéfectible en une profonde communauté de destin unissant les peuples de langue anglaise. Comme le notera en 1953 à son propos le président Eisenhower, avec un bon sens tout militaire : « Il s’est forgé une conviction enfantine qu’un partenariat anglo-américain peut fournir la réponse à tous les problèmes ». Pour illustrer cela, qu’il me soit permis de faire trois zooms arrières :

Premier zoom, le 22 janvier 1943 à Alger. Churchill a convié le général de Gaulle pour le presser d’accepter le plan américain de gouvernement de l’Afrique française du nord. Ce projet écarte le chef de la France libre de toute responsabilité. De Gaulle tonne : « Pour satisfaire à tout prix l’Amérique, vous épousez une cause inacceptable pour la France, inquiétante pour l’Europe, regrettable pour l’Angleterre ». Ce à quoi l’Anglais rétorque à son protégé dans son français inimitable : « Si vous m’obstaclerez, je vous liquiderai ! »

Deuxième zoom, le 4 juin 1944. Churchill reçoit de Gaulle à Portsmouth afin de le mettre dans le secret du débarquement. Le Général est de fort mauvaise humeur, car aucun plan n’existe pour l’administration civile de la France libérée. Pourquoi ? Parce que Roosevelt se méfie de l’homme du 18 juin et préfère envisager une tutelle anglo-américaine sur l’Hexagone libéré. Et parce que – tout francophile qu’il soit – Churchill ne veut pas déplaire à Roosevelt. Le dîner dégénère en dispute et l’homme au cigare vocifère : « Aucune querelle n’éclatera jamais entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis du fait de la France (…) Sachez-le ! Chaque fois qu’il nous faudra choisir entre l’Europe et le grand large, nous serons toujours pour le grand large. Chaque fois qu’il me faudra choisir entre vous et Roosevelt, je choisirai toujours Roosevelt ! »

Troisième zoom, le 11 novembre 1944. Paris libéré, les deux compères réconciliés descendent les Champs-Elysées en voiture découverte sous les acclamations de la foule. Incapable de dissimuler, Churchill déclare pourtant ce jour-là au Général : « Les Américains ont d’immenses ressources. Ils ne les emploient pas toujours à bon escient. J’essaie de les éclairer, sans oublier, naturellement, d’être utile à mon pays. J’ai noué avec Roosevelt des relations personnelles étroites. Avec lui, je procède par suggestions, afin de diriger les choses dans le sens voulu ».

Blair, le fils spirituel

Mettez les paroles de Churchill dans la bouche de Tony Blair et elles gardent toute leur actualité. Il n’est évidemment pas le seul chef de gouvernement du Royaume-Uni auquel cela s’applique. La mémoire politique britannique est marquée par l’échec d’Eden et le souvenir qu’aux heures de mortel péril – face à Hitler ou Staline – le salut ne vint pas d’une alliance européenne, mais du bouclier américain. Tout Premier Ministre de Sa Gracieuse Majesté sera donc Atlantiste. Mais à des degrés divers. Même la Dame de fer fut une alliée moins docile de son vieux compagnon d’arme Reagan que le néo-socialiste Blair du néoconservateur Bush… Et ceci, malgré les gueulantes du néogaulliste Chirac. Ou quand l’histoire repasse les plats.

Certains ne voient en l’aventure irakienne qu’une guerre du pétrole ou une réponse maladroite à la menace terroriste. C’est oublier que derrière les grandes décisions, il y a aussi de grands décideurs. Voilà pourquoi, dans cette entreprise militaire il est légitime d’également déceler le désir de deux hommes d’Etat de suivre un modèle paternel : Le président américain voulant finir à Bagdad l’œuvre commencée par son père et le Premier Ministre britannique se cherchant une paternité symbolique à la mesure de son talent. J’imagine fort bien Tony Blair – à l’heure des choix cruciaux en matière de politique étrangère – contemplant le portrait de son glorieux prédécesseur accroché sur quelque mur de Downing Street et décider de diriger son pays en digne fils spirituel du Sauveur de la Nation. Les élections les plus cruciales de son mandat furent donc… les élections présidentielles américaines. La place du Premier britannique dans l’histoire eut sans doute été différente si une autre politique étrangère s’était dessinée à Washington. Il ne trainerait pas derrière lui l’aventure irakienne tel un boulet. Même pour les plus brillants d’entre les fils d’hommes, l’ombre du père se fait parfois pesante. Est-ce d’ailleurs un hasard si Tony Blair a choisi la date du 10 mai pour annoncer son retrait politique ? C’est la date d’entrée en fonction de Winston Churchill comme premier ministre en 1940. « N’appelez personne votre ‘père’ sur la terre : car vous n’en avez qu’un, le Père céleste ».

--> Cet article a initialement été publié dans La Libre Belgique

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