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Forum de la section presse information de l'IHECS (Institut des Hautes Etudes des Communications Sociales)

15 septembre 2006

Les élections ne font pas la démocratie


Texte de Jérôme Grynpas (*), philosophe

On entend, et on lit souvent, à propos d'une élection qu'elle s'est déroulée librement ou que, deuxième cas, des incidents ont entaché son bon déroulement. Un troisième cas illustre les élections pratiquées dans des pays, où s'affirme sans fard la dictature du parti.
Election démocratique ?
Dans le premier cas, les autorités et l'opinion publique de nos pays sontdisposés à prendre en compte les résultats, autrement dit à légitimer lepouvoir issu des urnes. Dans le second cas, nous mettons en doute la fiabilité des résultats selon l'importance des fraudes constatées. Dans le troisième cas, les élections -hommage que le vice rend à la vertu - seront présentées comme pure formalité, le pouvoir étant ailleurs ... Ce dernier des cas ne souffre aucune discussion puisque l'élection, purement formelle, n'a pas pour objet de permettre aux citoyens de choisir leurs représentants. Par contre, dans les deux premiers cas, nous nous montrons plus compréhensifs. Pour ce qui est des fraudes, l'excuse est toute trouvée : la démocratie ne s'est pas faite en un jour. Nous sommes ainsi ramenés à l'analyse du premier cas. Là, le jour de l'élection, pas d'incidents, pas de bourrage d'urnes, une campagne électorale avec des candidats et des partis qui s'affrontent. Que demander de plus ? ...l'essentiel !




L'essentiel se joue avant les élections

La démocratie réside dans le débat libre et permanent de tous les citoyens ayant atteints leur majorité. C'est un truisme mais beaucoup paraissentl'oublier. En d'autres termes, la journée électorale - en soi - n'est pas gage de la réalité démocratique d'un pays. Elle en est l'aboutissement. L'essentiel réside dans la permanence de la liberté de parole, d'association et de publication. En un mot comme en cent, la liberté de penser par soi-même et de le proclamer sans craindre des représailles et cela continûment. Opposer à cette liberté des valeurs de religion ou de nationalisme pour interdire a priori la liberté d'expression rend caduc le processus démocratique. On peut se trouver dans l'obligation de traiter avec ceux qui émergent d'un pareil scrutin sans pour autant les considérer comme les représentants de leur peuple. Deux exemples d'actualité illustrent ce propos.
En Iran, où la théocratie gouverne, personne ne peut se déclarer non croyant, défendre la laïcité comme mode de vie en commun et réclamer que l'Etat protège la stricte séparation entre espace public et espace privé. Les dirigeants sont les élus d'une violence qu'ils entretiennent ; elle est l'outil de leur domination. Le fait qu'une faction l'emporte sur l'autre n'y change rien.
Dans la Palestine, en lutte pour sa juste indépendance, quiconque propose de mettre l'accent sur la négociation - avec ce que cela suppose de concessions et de retenue - est menacé dans sa vie. Souvent, il ne peut même pas se réfugier dans le silence, il doit, malgré lui, manifester son accord avec les positions les plus extrêmes. Pareille système enferme tout le monde dans une violence inextricable qui rend illusoire l'exercice de la démocratie. Que de notre côté, quelqu'en soient les raisons, nous accordions, dans les deux cas cités, un brevet de démocratie au prétexte que les élections se sont déroulées sans incidents majeurs est dramatique. Ce faisant, nous affaiblissons le combat interne et difficile pour plus de démocratie. Nous participons concrètement au maintien de la violence.
Les obstacles internes à la démocratie
Certes, les conditions idéales d'un exercice de la démocratie ne sont jamais totalement réunies : la violence de l'argent, l'instrumentalisation des médias, les découragements qui poussent certains au rejet de l'ordre démocratique constituent des freins évidents au libre débat politique. Nous les subissons de plein fouet. Ces obstacles, toutefois, n'infirment pas la réalité démocratique. Elle n'est pas un idéal fumeux, mais un combat permanent qui la fait vivre et se développer. Surtout, cette lutte, on la mène à découvert sans craindre pour notre sécurité. Les pressions existent mais on peut les dénoncer et en diminuer la nocivité. Question de courage politique, de pédagogie. Une volonté de solidarité et de contrôle citoyen des institutions, des mesures pour brider le pouvoir corrupteur de l'argent et l'hégémonie du marché sont, avec bien d'autres, les moyens dont nous disposons pour améliorer le régime démocratique... même si nous hésitons trop souvent à en user. Comparer notre situation avec celle des pays où se manifeste la violence - physique - du pouvoir pour justifier l'idée que nous sommes, nous aussi, en manque de démocratie est le fait de naïfs ou d'hypocrites. Et le rappel de nos fautes de jadis (fascisme, colonialisme ...) ne change rien aux réalités actuelles. Nous ne " rachèterons "pas nos erreurs, voire nos crimes, de hier en absolvant les manquements dramatiques à la démocratie qui se produisent ailleurs. Au contraire, nous les reproduisons.

Jérôme Grynpas, philosophe, est l’ auteur de "la philosophie" (Marabout-Université,1968, épuisé). Fondateur et directeur de « Notre Temps » (1972-1979) hebdomadaire qui appartient à une coopérative de lecteurs. Son adresse e-mail :jerome@grynpas.net.
(Article premièrement publié dans La Libre Belgique.)