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Forum de la section presse information de l'IHECS (Institut des Hautes Etudes des Communications Sociales)

13 juin 2007

Quand discrimination positive
rime avec ethnicisation

.

(Ben Heine © Cartoons)

La Discrimination Positive
et les Dangers de l'Ethnicisation


Par Audrey Heine (*)


"L’essentialisation et l’ethnicisation génèrent
une palette de stéréotypes qui seront invoqués
pour justifier une stratification sociale défavorable
aux groupes ciblés par les mesures positives"

Discrimination positive, affirmative action, politique de traitement préférentiel, recrutement ethnique, mesures compensatoires ; dans le jargon de la lutte contre les inégalités, les termes abondent mais ne se ressemblent pas. Et pourtant, les confusions sont fréquentes. Pour beaucoup, la notion de discrimination positive renvoie exclusivement au critère ethnique. Cette association n’est pas totalement erronée dans la mesure où initialement le principe de discrimination positive visait à appliquer un traitement préférentiel à des groupes minoritaires définis à partir de critères ethniques et de genre. Mais le champ d’application des politiques de discrimination positive s’est considérablement élargi au cours du temps. De lutte spécifique contre les pratiques racistes et sexistes, cette politique est devenue un moyen pour combattre l’inégalité des chances en général. Elle vise à promouvoir une minorité définie par le sexe, la couleur de peau ou tout autre critère fondant une discrimination. Il convient donc de noter que théoriquement la discrimination positive ne devrait pas se limiter à une lecture ethnique des situations sociales et que le critère socio économique, par exemple, devrait être également et surtout pris en compte.

Mais dans les faits, on constate que l’utilisation de ce type d’actions reste assujettie à la question ethnique. Prenons par exemple les mesures de médiation qui sont proposées aux écoles s’inscrivant dans une politique de discrimination positive. Il n’est pas rare qu’elles focalisent presque exclusivement leur attention sur la différence ethnique des familles immigrée au détriment de la prise en charge des difficultés d’ordre social et économique qui concernent pourtant la plupart des jeunes issus de milieux populaires (immigrés ou pas). Or le fait de gérer les interactions sociales en se basant sur le seul critère culturel comporte le danger d’enfermer les individus dans une catégorie ethnique. On assiste alors à un phénomène « d’ethnicisation » des rapports sociaux ou plus précisément dans ce cas des relations scolaires.

Ce processus d’assignation à une catégorie qui peut découler des actions positives ne recouvre pas seulement le champ de l’ethnicité. Lorenzi-Cioldi et Buschini (2005) mettent en évidence le phénomène d’essentialisation que suscitent les mesures positives adoptées à l’égard des femmes qui poursuivent une carrière. L’essentialisation d’autrui repose sur le jugement d’une personne en fonction de son appartenance à un groupe plutôt qu’en fonction de ses qualités propres, uniques et différentes de celles d’autres personnes. Les femmes engagées grâce à des mesures positives, sont moins jugées sur leurs compétences que sur des attributs considérés comme typiquement féminins. On voit bien là les dangers de ces processus. L’essentialisation et l’ethnicisation génèrent une palette de stéréotypes qui seront invoqués pour justifier une stratification sociale défavorable aux groupes ciblés par les mesures positives. Les personnes issues de l’immigration, les femmes et d’autres sont alors cantonnés à des tâches spécifiques, où il n’est plus question pour eux de revendiquer une quelconque compensation pour un préjudice passé.



Travaillant moi-même en tant que psychologue avec des enfants scolarisés dans des zones d’éducation prioritaire, j’ai pu constater sur le terrain ce phénomène d’ethnicisation et les effets négatifs qu’il engendre. Les enfants qui veulent changer d’école s’entendent dire que leur école de la « D+ » n’a pas un niveau équivalent aux autres écoles, que ce sont des écoles pour « arabes ». Par ailleurs, il est souvent sous entendu qu’ils doivent être aidés parce qu’ils sont d’origine étrangère et qu’il leur est donc difficile de réussir « normalement ». Or la plupart des jeunes avec lesquels je travaille sont nés en Belgique, maîtrisent le français et possèdent des compétences égales à un enfant d’origine belge. Mais l’étiquette ethnique les poursuit, jusque dans leur scolarisation qui possède quelque chose de « différent », différence pour laquelle ils seront ensuite jugés et critiqués.

Et pourtant malgré les risques d’ethnicisation, la politique de discrimination positive reste l’un des moyens les plus efficaces pour contrer les inégalités. Comment alors en faire bon usage ? Dans un premier temps, il paraît opportun de garder une approche critique de son utilisation en méditant sur l’instrumentalisation dont elle peut être l’objet. Ensuite, des actions concrètes peuvent être envisagées pour limiter l’effet de stigmatisation. Ainsi, selon Sabbagh et Rosen (cités par Garner-Moyer, 2004), l’efficacité des dispositifs de discrimination positive serait fonction de leur opacité. Il s’agirait alors de dissimuler ces dispositifs afin que les groupes ciblés ne soient pas stigmatisés. Et selon les auteurs, c’est d’ailleurs ce qu’il se passe aux Etats-Unis où la Cour suprême (arrêts de juin 2003) a d’une part refusé un programme accordant 20 points de plus aux étudiants issus de minorités lors de leur accession aux universités, et a d’autre part validé un programme prévoyant une « masse critique » d’étudiants Noirs et Hispaniques sans aucune définition précise et quantification de cette masse. Cependant, une telle stratégie de dissimulation pose un sérieux problème sur le plan démocratique. Peut-on en toute impunité cacher l’application d’un traitement préférentiel ? Sabbagh (1999) propose plutôt d’envisager un changement de paradigme. Il faudrait, selon lui, passer d’une société basée sur un principe d’égalité à une société basée sur un principe d’équité. Cela permettrait de résoudre la contradiction que peuvent ressentir certains devant la coexistence des traitements préférentiels et des valeurs égalitaires qui fondent notamment la République française. Une fois ce conflit de sens réglé, il deviendrait plus facile d’accepter ce type de mesures sans blâmer les publics ciblés.

Enfin, il serait pertinent de relancer la réflexion sur la problématique de la discrimination négative. Cela suppose de prendre le problème plus en amont et de développer des moyens de lutte contre les stéréotypes et les préjugés qui mènent presque invariablement à des comportements discriminatoires. Ce combat passe avant tout par une meilleure reconnaissance de l’Autre. C’est là un idéal qui ne peut se réaliser, outre les dispositions légales évoquées ici, qu’à travers le concours de chacun d’entre nous.


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(*) Audrey Heine est Assistante dans le service de psychologie sociale de l’Université Libre de Bruxelles et Psychologue à Bouillon de Cultures, ASBL

--> Ce texte a initialement été publié sur Vues


Quelques lectures pour en savoir plus

J., Perroton (2000). Les ambiguïtés de l’ethnicisation des relations scolaires. L’exemple des relations école-familles à travers la mise en place d’un dispositif de médiation. VEI Enjeux, n° 121.

J., Costa-Lascoux (2001). L’ethnicisation du lien social dans les banlieues françaises. Revue européenne des migrations internationales, n° 2 (17), pp.123‑137.

F., Lorenzi-Cioldi et F., Buschini (2005). Vaut-il mieux être une femme qualifiée ou être qualifiée de femme ? Effets paradoxaux de la catégorisation dans la discrimination positive. In L’Autre. Regards psychosociaux.

Garner-Moyer (2004). Les enjeux de la discrimination positive. CERGORS - Observatoire des discriminations, téléchargées du site http://cergors.univ-paris1.fr.

Sabbagh, D. (1999) Les représentations françaises de l’affirmative action, La Documentation française.

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